• vingt euros, i.: pilote (2019)

    - Hein... ?

     

    Je m'approche du tableau, à présent couvert de graffitis et d'inscriptions en tout genre - c'est tout juste si les prix des boissons et snacks vendus par la cafétéria sont visibles.

     

    Sous un dessin que j'avais fait la semaine dernière, quelqu'un a écrit :

     

    JE DONNE 20€ À LA PERSONNE QUI A DESSINÉ ÇA !

    Sarah, assise derrière le comptoir, tourne son tabouret vers moi.

     

    - Ah, ça ? fit-elle. Je crois que c'est un gérant qui a écrit ce truc... Mais je ne sais pas qui. Je ne reconnais pas son écriture.

     

    La cafet est vide, en cette avant-dernière heure de la journée - ce qui n'est pas plus mal, parce que pour une fois, c'est calme.

     

    Je pousse un soupir.

     

    - De toute façon, qui me donnerait vraiment vingt euros pour un dessin? fis-je, grinçante.

     

    - N'importe quoi, fit-elle. Toi, tu dessines bien, affirma-t-elle catégoriquement. J'aime tellement tes croquis !

     

    - Mais...

     

    - Arrête, fit-elle en me donnant une tape sur la tête. Ils sont beaux, tes dessins.

     

    Elle croisa ses bras sur le comptoir et me jeta un regard oblique.

     

    - D'ailleurs, quand est-ce que tu me fais des fanarts de Clovis et Cécilia ? Me fit-elle avec la voix d'une enfant réclamant un jouet.

     

    (Clovis et Cécilia sont des personnages que Sarah a créés dans un de ses romans. Mon amie écrit beaucoup.)

     

    - Euuh..., balbutiai-je.

     

    - Ah, c'est Orane qui est passée !

     

    Je sursautai ; et la tête rousse de Philomène s'interposa dans mon champ de vision.

     

    - Comment ça ?

     

    - L'inscription, répondit-elle. Sous ton dessin. C'est Orane, la vice-présidente de la cafet. Quand on a fait le ménage, l'autre jour, elle a vu ton dessin. Elle l'a trouvé super beau.

     

    - Je crois que tu as une admiratrice secrète, Ivy, s'esclaffa Sarah.

     

    - N'importe quoi, marmonnai-je. Et, Orane ? Je vois pas qui c'est. Enfin, j'ai déjà dû la croiser, lui parler vite fait, mais je m'embrouille entre les gens...Je viens pas ici tous les jours, je te rappelle. Elle était là l'an dernier ? l'interrogeai-je, sourcils froncés.

     

    - Elle est au stage cailloux, là, donc elle est absente cette semaine… mais elle était à un autre lycée l'an dernier, oui, me répondit Philomène. Mais si tu veux, Ivy, je lui fais un message pour lui dire que c'est toi? (Son visage s’illumina d’un grand sourire.)

     

    Philomène est une personne adorable et super sympa, mais je ne sais pas toujours comment interpéter sa façon de s'exprimer. Je crois que j'ai un peu de mal avec les personnes énergiques comme elle, qui blaguent, parlent fort et sont maladivement curieuses, voire parfois intrusives - même si ça ne part pas d'une mauvaise intention.

     

    Et c'est là que je me dis que j'aimerais bien que tout puisse être plus simple. Que je sache exactement ce que je ressens, et que j'arrive à l'exprimer. Mais, encore une fois, je vais sûrement tout gâcher. Cette Orane va venir me voir, va chercher à être mon amie parce que "je dessine super bien", et moi, je vais ruiner cette rencontre, finir par regarder en silence notre potentielle amitié brûler, parce que je suis une personne horrible -

     

    - Ivy ?

     

    Je sursaute de nouveau.

     

    - Tu regardais dans le vide, t'étais plus avec nous. T'es sûre que ça va ? me demande Philomène.

     

    - Je... Oui. J'étais juste dans mes pensées, répondis-je, cependant mal assurée.

     

    Je me fais encore des films -

     

    - Tu es dans tes pensées ? répète-t-elle

     

    - Oui, murmurai-je, les yeux rivés vers la fenêtre. Ca va passer.

     

    Sarah hoche la tête, sans faire de commentaire. Je sors ma trousse et mon carnet à dessin de mon sac – un livre de croquis à la couverture style Moleskine rouge - et commence à gribouiller distraitement dedans, essayant de ne pas me laisser emporter par mes pensées. Mes dessins n'ont pas vraiment de cohérence, excepté mes fanarts basés sur des idées précises, et je fais toujours un peu la même chose – des filles, des petites BD partant dans tous les sens. Mais ça m'aide.

     

     

    Sarah et moi, on se connaît depuis la seconde – on est dans le même groupe de latin. On était pas dans la même classe, l'an dernier, mais bizarrement, cette année – alors que nous ne faisons absolument pas les mêmes spécialités – nous sommes toutes les deux en Première 8. Avec Mme Bertin, qui enseigne le français et aussi la spécialité littérature, en prof principale.

     

    Seulement deux mois se sont écoulés depuis la rentrée, mais je me sens déjà épuisée et vide. Je ne sais pas trop ce qui se passe pour moi en ce moment, mais depuis le voyage des LLCE anglais (si vous ne comprenez pas ce sigle, c'est sûrement parce que vous n'êtes pas en première, je ne vous en voudrai pas), socialiser est devenu encore plus compliqué pour moi. Aller au lycée, aussi. Et tous les petits trucs que j'avais réussi à surmonter, pendant mon année de seconde, deviennent à nouveau des sommets inatteignables pour moi.

     

    Bon, même en temps normal, je ne comprends jamais ce qui se passe chez moi, mais là... c'est encore pire.

     

     

    Ça me fait bizarre, de me dire qu'un petit dessin que j'ai réalisé sur un coup de tête, ait été remarqué par quelqu'un. IRL, je veux dire. Ça me donne cette sensation bizarre d'exister, tout à coup, moi qui ai tant de mal à réaliser l'impact de ce que je dis et fais. Mes pensées dérivent, se focalisent sur ce micro-évènement. C'est vrai que sur Instagram, où je poste régulièrement mes travaux, on me demande souvent si je vais ouvrir des commissions, mais... les gens paieraient-ils vraiment ?

     

    - J'ai cru que la prof ne nous lâcherait jamais! J'ai dû lui dire que j'avais un truc à faire pour qu'elle nous laisse sortir.

     

    Je lève la tête, et reconnais Anaëlle, mon deuxième soutien émotionnel humain.

     

    On a jamais été dans la même classe, mais je la connais depuis l'an dernier, grâce à Sarah – dont elle est la meilleure amie. Et cette année, on a une spé en commun. Ce qui est plutôt cool.

     

    Anaëlle est à la fois une musicienne et une théâtreuse. Avec Sarah et Philomène, elles squattent souvent la petite salle de musique à côté, quand elles ne sont pas à la cafet. Son instrument, c'est la batterie – tandis que Sarah joue du ukulélé ou de la guitare, et Philomène, de la basse. Un drôle d'ensemble.

     

    Elle a une crêpe Whaou à la main, et un rapide coup d'oeil vers Sarah, qui est en train de faire le compte à la caisse, me laisse deviner qu'elle vient d'arriver et de s'acheter son goûter. Je regarde l'heure : 15h32 . C'est la récré. Les gens vont commencer à envahir la cafet. Puis, à la prochaine sonnerie, je vais devoir me taper deux heures de philosophie avec un prof qui parle beaucoup trop vite et des élèves qui parlent pendant tout le cours... Je vois déjà mes marges remplies de bulles – mon gribouillage anti-stress favori, quand je ne dessine pas des personnages.

     

    - Tu dois partir, après ? (je connaissais la réponse, évidemment, mais je ne pus m'empêcher de lui poser la question. Parce que oui, je suis un peu triste de ne la voir que quelques minutes.), lui demandé-je.

     

    Elle vit mon désarroi, et eut un petit sourire.

     

    - Ouaip, fit-elle, je dois aller chez le dentiste en centre-ville. Puis rentrer à l'heure à l'internat. Génial, non ? Je suis désolée, je serai pas là en philo...

     

    - Génial, en effet...

     

    - Je te le fais pas dire! Mais il fallait que je vienne te voir. (Elle me tend un sac en plastique Micromania.) Tiens ! J'ai oublié de te les rendre ce midi, alors...

     

    J'attrape le sac, et jette un oeil à son contenu: ce sont les mangas que je lui ai prêtés il y a deux semaines.

     

    - Merci ! m'exclamai-je. Tu verras, la suite est trop bien.

     

     

    De plus en plus de personnes arrivent dans la cafet, et le calme qui habitait la pièce durant ces trois dernières heures s'évanouit. Anaëlle s'est mise à parler avec des garçons de son groupe de théâtre, Sarah a enfilé un casque antibruit et lit pendant que Philomène tient la caisse. Quelqu'un a lancé la « playlist des gérants » sur l'enceinte posée derrière le comptoir, toutes les tables sont prises, des gens révisent ensemble, d'autres jouent aux cartes. Bref, en quelques minutes, je ne me sens tout à coup plus bienvenue dans cet espace devenu hostile.

     

    Je fais signe à Sarah, pour lui dire que je vais m'en aller, et elle hoche de nouveau la tête. Je ne sais pas comment elle fait pour tenir avec ce bruit. Enfin, c'est à ça que son casque sert. Et je sais qu'elle tient beaucoup à la cafet – et préfère y rester plutôt qu'aller en cours. Elle aime faire partie de ce microcosme.

     

    Pas moi. Enfin, je ne sais pas trop. Anaëlle, Sarah, Philomène un peu aussi, ce sont mes amies, mais par moments, je me sens loin d'elles. Ce n'est pas de leur faute, c'est surtout moi qui ne parviens à leur dire comment je me sens, mais – je ne me sens pas tout à fait à ma place.

     

     

    En arrivant chez moi, je passe à la cuisine récupérer quelques bouts de pain et du chocolat, puis je je monte dans ma chambre.

     

    La maison est calme. Les parents sont encore au boulot, mais je sais que mon petit frère ne va pas tarder à rentrer, en faisant sonner l'interphone de façon virale, comme à chaque fois - alors qu'il a la clé du portail. (Ce qui me tape sur les nerfs, très honnêtement.)

     

    Nous vivons dans une petite ville à neuf kilomètres de celle où se trouve mon lycée, avec mon frère, mon père et son copain - notre beau-père. Ma mère vit à Paris, et pour aller la voir, on doit faire une heure et demie de transports - alors, on n'y va qu'un week-end sur deux, en moyenne.

     

    Ça m'a fait drôle d'apprendre que mon père n'était pas hétéro, il y a un an, lorsqu'il nous a présenté Paul, qu'il fréquentait depuis déjà neuf mois. Il avait attendu que sa relation avec lui soit suffisamment stable avant de le présenter à ses enfants. Ce fut une agréable surprise: Paul est super sympa, et s'entend très bien avec mon frère. Quant à moi, je ne montre pas trop mon affection - ce que mon père me reproche souvent - mais je l'aime beaucoup.

     

    Au début, il avait un peu peur de notre réaction, mais la vérité est que le jeune âge de mon frère - neuf ans - et le fait qu'il fréquente une école alternative font qu'il est bien moins prompt au jugement que la plupart des gens. Il s'est très vite habitué - la seule difficulté étant celle, classique, de voir tout simplement un de ses parents divorcés se remettre en couple, avec une nouvelle personne qu'on doit à apprendre à connaître, quel que soit son genre. Quant à moi... N'étant pas très hétéro non plus, ça m'a fait une sensation toute drôle, mais agréable. Celle d'être un peu moins seule.

     

    Même en étant queer, je n'ai longtemps pas pu m'empêcher de croire que tout le monde autour de moi était hétéro par défaut - ce qui est encore le cas, d'ailleurs; j'ai beau faire des tonnes de headcanons et de théories pour des personnages de fiction que j'affectionne, je n'ai aucune imagination lorsqu'il s'agit de ne vrais gens dont je ne sais rien - sauf si ce sont de belles filles se tenant la main dans la rue. Là je me fais plein de films, je l'avoue, et si en plus, je suis avec Anaëlle, il arrive que nous nous mettons toutes les deux à avoir des réactions de fangirl incohérentes. L'arrivée de Paul m'a fait réaliser que je n'arrivais pas à conceptualiser, jusque-là, le fait qu'il est tout à fait possible d'avoir un de ses parents qui ne soit pas hétéro, ou même les deux d'entre eux. Pourtant, c'est sans aucun doute bien plus courant qu'on le pense.

     

    Mon père est donc bi. Et lorsqu'il nous a fait son coming-out, à quarante-deux ans, je n'ai même pas osé lui dire que j'étais lesbienne. De toute façon, je ne suis même pas encore à l'aise avec ce mot, dont j'ai l'impression qu'il sonne comme une insulte répétée dans ma tête. Je ne suis pas vraiment à l'aise avec grand-chose, d'ailleurs, à part Internet, mes quelques amies et le dessin - je me borne à vivre presque en silence.

     

    Je m'affale sur mon lit, heureuse d'être de retour dans ma chambre, et jette un oeil à mes notifications Instagram. N'en ayant pas beaucoup reçu, je finis par faire défiler distraitement les stories, plongée dans mes pensées.

     

    Soudain, je réalise un truc. Peut-être qu'elle est sur Instagram ?

     

    Orane.

     

    Sentant une poussée de curiosité mêlée d'excitation me tordre l'estomac, je me cale confortablement contre mon oreiller et me rends sur le profil de Philomène, regarde ses abonnements, cherchant à voir si je peux reconnaître son pseudo ou sa photo de profil.

     

    Bingo. oooraneee, 127 abonnements, 302 abonnés. Son compte est en privé. Mais est-ce sûr que c'est vraiment elle ? Après, il n'y a pas trois mille Orane dans le lycée, et elle suit aussi mon amie. Donc ça doit être bien elle.

     

    Je soupire. Sa photo de profil est petite et floue, on ne voit pas bien son visage.

     

    Une nouvelle élève... Devenue vice-présidente de la cafet ? En voilà une qui n'a pas eu de mal à s'intégrer.

     

    Ding!

     

    Je sursaute. Mon frère est rentré.

     

    - Ivy ! On est là ! Tu veux bien descendre ? appelle la voix de mon père.

     

    Oh. Mon père a dû récupérer mon frère en sortant du travail aujourd'hui. Ma tranquillité est ruinée. Je me lève, pose mon téléphone sur mon bureau, et descends dans l'entrée, où je trouve mon frère en train de défaire ses lacets, et mon père en train d'enlever sa veste.

     

    - Bonsoir, ma chérie, s'exclame-t-il, s'approchant de moi pour m'embrasser.

     

    Je m'esquive.

     

    - Hum, s'il te plaît, ne me touche pas, grommelai-je.

     

    Mon père se renfrogna légèrement , mais ne dit rien.

     

    - Tu as passé une bonne journée ? me demande mon frère, les yeux ronds.

     

    Tom, de son prénom, a les mêmes cheveux d'un brun presque noir que les miens, coupés très court mais dont la propension à se mettre en bataille n'a pu être maîtrisée, et a de grands yeux marron.

     

    - Mmhmh.

     

    - Nous on est allés en sortie au musée ! On a pris le train et c'était super grand et y avait plein de dinosaures -

     

    - Tu es allé au muséum d'Histoire naturelle, relevai-je.

     

    Il acquiesça joyeusement, et entreprit de me raconter sa journée dans les moindres détails, tandis que nous allions dans la cuisine aider mon père à préparer le repas. Paul devrait être de retour d'ici une heure, nous informa-t-il, tandis que je sortais les assiettes et les couverts du placard, mes pensées encore occupées par cette fille qui, apparemment, veut me donner vingt euros.

    « quelque chose (2019)yoite time (novembre 2021) »

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :