• une rencontre (2019)

    (reposté depuis Wattpad, non-édité.)

     

    D'un mouvement rageur, j'arrachai mon implant de mon oreille, et le glissai dans ma poche. Tout à coup, le silence se fit, autant au sens littéral - je n'entendais véritablement plus rien - que dans ma tête, où mes pensées bouillonnantes se calmèrent. Le décor autour de moi sembla se préciser, devenir plus net ; le carrefour encombré de voitures, les tours de la Bibliothèque Nationale de France au loin, et la neige tombant doucement, couvrant les trottoirs d'un velours blanc - un blanc éphémère.

    Sortant mon téléphone, j'activai l'appareil photo, et regardai mon visage reflété sur l'écran par la caméra frontale. Un jour, j'avais lu quelqu'un sur Twitter dire que certaines personnes, après avoir pleuré, avaient étonnamment l'air le plus frais qui soit, contrairement à d'autres qui arboraient des têtes aux yeux gonflés et injectés de sang. Je devais faire partie de la première catégorie, car c'est la bizarre impression que j'eus en me regardant : mes joues semblaient plus lisses et brillantes qu'à l'ordinaire, légèrement rosées ; mes yeux étaient scintillants, comme ceux d'un personnage de manga, et loin d'être gonflés et bouffis. Mais ils me brûlaient, contenant encore tout un tonneau de larmes. Avec douleur, je me forçai à ravaler la vague de sanglots qui grondait en moi, nichée au fond de ma gorge contractée. Le vent glacé et le silence commencèrent à m'apaiser totalement, et l'on sentait un léger parfum de gaufres chaudes au loin. Indifférente à la foule, je me glissai entre les piétons, curieusement grisée par le sentiment de liberté que m'apportait le silence absolu et le danger que cela pouvait représenter, dans cet environnement d'entendants. Habituellement, dans la ville, je gardais mon processeur sur l'oreille, me laissant emporter par les mille et un bruits qui la secouaient, ne sachant comment faire le tri. Mais aujourd'hui, quelque chose semblait s'être brisé en moi, je ne savais plus ce que je voulais, je ne savais plus quoi dire, plus quoi être, plus quoi penser -

    Je me murai dans le silence, élevant des murailles invisibles autour de mon esprit, empêchant quiconque d'essayer de lire en moi, et fermant mon coeur trop souvent ouvert à des personnes qui ne le méritaient pas.

    Feu vert. Je traverse la chaussée du premier passage piéton, le ventre léger, mais les mots de celui que je venais de quitter tambourinant dans mon crâne. Mais, plus j'avançais et plus ils se firent loin et diffus. J'étais en route vers mon sanctuaire préféré ; bien que la douleur fût toujours là - je la porte chaque jour -, je fis mine de ne pas la ressentir.

    "Arrête ça, Iris ! S'il te plaît, regarde-moi et écoute-moi !"

    Un pied devant l'autre, je rejoins le second passage piéton, au niveau de la sortie du RER plus proche de la bibliothèque mais que je ne prends jamais, sauf pour retourner à la station sur le chemin du retour.

    "T'abuses vraiment... Fais un effort, au moins ! Pourquoi tu nous le dis pas ?"

    Parce que tu ne fais rien pour me faciliter la vie, imbécile ! Voilà pourquoi je t'ai quitté.

    J'essuie rageusement une larme sur ma joue avant de m'engager sur la route, sans même vérifier le feu, inspirai brusquement -

    Reprends-toi, m'intimai-je silencieusement. Avant-dernier passage piéton, dernier avant la ligne droite qui mène au parvis du mk2 - un chemin que je connais sur le bout des doigts, un trajet rassurant et mécanique, qui me fait me sentir mieux dans un Paris que je n'aime pas trop et des transports en commun qui me rendent anxieuse. Alignée sur l'Avenue de France, je vois à présent le mk2 se dessiner quelques centaines de mètres plus loin. Pourquoi ai-je décidé de me rendre ici, déjà, après une dispute, une rupture, une errance dans le métro, l'OST de Your Name résonnant doucement dans mon casque ? Personne ne m'attend dans ce quartier, en pleine semaine. Je suis partie en catastrophe de chez nous... de chez lui - il faudra que je récupère mes affaires ! La pensée me frappe de plein fouet.

    Feu rouge. J'ai seulement le temps de me rendre compte de cela, quelques secondes déjà sont passées, et des milliers de pensées ont défilé dans ma tête après avoir quitté le trottoir. Mais ça n'a pas empêché des piétons de traverser, alors pourquoi pas moi ?

    Bouleversée, j'accélère le pas, histoire d'éviter toute voiture, le truc classique quand je traverse - je me hâte par crainte, regard rivé par terre. Pourquoi?

    ***

    Et c'est là -

    Que j'arrive à un certain point de non-retour, les compteurs de ma vie - ou plutôt du chemin que prenait mon existence - mis à zéro. Et c'est aussi là qu'une voiture anonyme manque de me renverser, parce que, idiote, j'avais oublié de regarder avant de traverser, parce que je n'avais pas pu entendre la voiture venir, j'avais oublié que je n'entendais plus - ma terreur en primaire et au début du collège, c'était pourtant ne plus entendre, quand j'avais des pannes de batterie et que mon déguisement d'entendante s'évanouissait tel un mirage et que je sentais le regard des autres sur moi changer - déjà qu'il n'était pas spécialement sympathique, je me sentais alors tellement nulle, tellement différente -

    Des mains, attrapant mon bras, me tirent vers l'arrière et me ramènent à la réalité.

    En quelques secondes, j'ai vu la voiture s'approcher dangereusement de mon corps, avec l'impression d'en être sortie et de flotter au-dessus de la scène. Puis, j'ai senti la force du klaxon vibrer au fond de mon tympan droit, et la dureté du trottoir lorsque mes fesses retombèrent dessus, sans comprendre, sans réaliser l'ampleur de ce qui s'était passé. Je tâtai le fond de ma poche. L'implant - sa partie externe, le truc que je trimballe sur mon oreille quotidiennement - était toujours là, intact. Ouf. Puis, je me permis de me tourner enfin vers mon sauveur, histoire de le remercier vite fait bien fait (je sentais déjà la honte couler dans mes veines, bien que je fus aussi pleine de gratitude envers cet inconnu).

    Il se mit à gesticuler, le visage furieux et soulagé de ceux qui ont eu une grosse frayeur en sauvant la mise à quelqu'un de justesse. Je sentis comme un coup de boule dans mon ventre. De la langue des signes

    - Euuuh, balbutiai-je, les joues brûlantes, je... je suis désolée, je ne parle pas la lan...Oh.

    Il ne comprenait pas un traître de mot de ce que je disais. Imbécile, imbécile, imbécile. Je sortis mon téléphone et commençai à écrire sur l'application de mémos, face à lui, dont les sourcils froncés/levés semblaient à présent dire : Sérieux ? Tout ça pour ça ?, empreints d'incompréhension et de consternation. Il était vêtu d'une de ces doudounes vendues dans le rayon homme à la capuche surmoumoutée et comportant des poches à mi-ventre que ma soeur ou ma meilleure amie du collège auraient qualifiée de "manteau racaille", un jogging aux jambes et une paire de Huarache aux pieds. Mon copain, qui était du même avis que ma soeur à propos de beaucoup de choses, éxécrait ce style vestimentaire. Lui était généralement vêtu d'un duffle-coat bleu marine, assorti à une écharpe Serdaigle - maison à laquelle Pottermore l'avait destiné, avec des jeans Levi's et des Vans ou des Stan Smith au pied, qu'il avait customisées lui-même. Un look de potterhead créatif étudiant en art - ce qu'il était, appellation blanc d'origine contrôlée en plus (un bon Franco-Français, en somme). L'exact opposé de mon sauveur, à la peau brune et au look somme toute commun à un mec racisé qu'on peut, à vue d'oeil, assimiler à une ville quelconque du 93, si on veut bien tomber dans le cliché. Même avec la sensibilisation que Twitter avait opérée sur moi ces dernières années, j'étais bien loin de ce milieu social, et loin d'être totalement déconstruite quant à mes privilèges, et c'est ce qui me tournait dans la tête en cet instant : il devait probablement, en plus de me voir comme une entendante lambda, comme une white girl des plus basiques. Non? (et pourquoi je me pose cette question, pourquoi même me souciais-je de ça ?)

    Je ne me suis jamais sentie aussi stupide de ma vie (en japonais, baka, dit avec le ton courroucé de Killua). Après avoir terminé de rédiger mon message à l'écrit, je lui tendis mon téléphone, qu'il saisit avec une étonnante douceur. La couleur de sa peau tranchait avec la grisaille ambiante, le blanc froid de l'hiver, le blanc froid de ceux qui citaient des tweets, le cerveau vide, avec la phrase "en quoi c raciste??". Le froid ambiant d'un monde discrètement mais éhontément encore imprégné du racisme, dans chacun de ses recoins. (Et je peux vous parler de validisme, aussi, mais c'est une autre histoire, qu'on rencontrera dans cette histoire, toutefois, puisqu'elle en parle en premier lieu.) J'étais surprise, toutefois, de rencontrer en un tel lieu, en un tel moment, dans de telles circonstances, une autre personne sourde - une personne sourde signante. J'en avais déjà croisé quelques-unes le long de mon existence de sourde invisible, mais ils étaient tous blancs, loin d'être de mon âge, et tenant tous le même discours, un discours où je n'avais ma place nulle part, absolument condescendant, où je ne pouvais même plus faire entendre mon point de vue (quelle blague, cette expression) - à moins que mon point de vue, toutes ces années, fut influencé par ma famille entendante, les médecins que j'avais eu, au discours validiste qui ne me convenait pas non plus. C'était une possibilité - je n'en savais trop rien.

    Mais je n'en avais jamais rencontrée qui fût de mon âge, et noire de surcroît. Bien sûr, ça peut paraître idiot, parce que c'est évident que des gens sourds et racisés, ça existe, et qu'on peut cumuler plusieurs trucs comme ça, être à une intersection de plusieurs oppressions, comme disent certain.e.s militant.e.s, mais ça me laissait surprise tout de même. Je n'avais eu droit qu'à une imagerie de sourd.e.s blanc.he.s - et encore, mal représenté.e.s au niveau de leur surdité, donc bon, bof, quoi. Que devait-il penser de tout ça? Cela faisait émerger plein de questions chez moi, nourries par mes connaissances twitteresques, mais je les gardai pour moi.

    Il commença à taper une réponse à ma note sur mon téléphone, avant de me le tendre à son tour.

    jai vu que tu navais ps entendu la voiture (que tu nentendais ps du tt)

    Le message était à peu près correct syntaxiquement, mais j'eus mal pour les apostrophes et les voyelles tronquées. (Ne me cherchez pas à ce sujet, j'aime beaucoup trop les messages bien rédigés... je suis un peu maniaque, même, diront certains. Mais je m'égare.)

    mais t ps sourde du coup ?

    Petit coup de poignard invisible. Douloureux mais prévisible - on me sort toujours ça, des deux côtés. Si les sourds et les entendants avaient chacun leur pays, alors, j'étais apatride. Très entourée, étudiante en animation, mangaka amatrice, jusqu'à peu en couple, mais pourtant toujours sans personne pour me comprendre vraiment , constamment en exil , seule et ressentant le mal du pays - d'un pays pourtant jamais visité, parce que je ne le connaissais pas et qu'on me l'a fermé.

    Je suis désolée. Je suis bien sourde, mais j'ai enlevé (j'hésitai avant d'écrire les mots suivants) mon appareil. Merci pour le sauvetage, c'était moins une, je crois :'D

    ne me dis pas que t'es implantée ?

    Ne me dis pas que tu vas encore me prendre de haut ?

    Je lui passai rageusement mon téléphone, et jetai un coup d'oeil autour de moi. Nous étions à présent en haut de l'escalier menant au métro, assis sur les marches - où il m'avait entraînée afin de nous éloigner de la foule aux bords du trottoir. Parfois, des gens montant ou descendant les marches nous jetaient des coups d'oeil, mais nous n'étions que peu dérangés.

    Il signa un mot sans doute d'excuse, l'air piteux, et écrivit :

    dsl, mais ca me rappelle pas bcp de bonnes choses

    je comprends pas pourquoi t'as décidé de renoncer à (il marqua une pause, tandis que je le regardais taper) ce qui est pour moi une identité... ca m'énerve vraiment mais bref

    je te raccompagne au métro ?

    Tu veux vraiment m'accompagner ? Je lève les yeux vers lui, haussant les sourcils.

    bah ecoute, je ferais pas ca en temps normal mais tu m'as fichu un gros coup de peur et je me sens un peu garant de ta survie mdr

    J'imagine que c'est un genre de solidarités entre deux gens n'entendant que dalle et n'ayant pas d'autre moyen de communiquer que d'écrire sur un téléphone, haha ! On termine cette rencontre en bons termes ^^'

    att ma soeur m'appelle

    Sur ces mots, il me rend mon téléphone et sort le sien de sa poche. Sa soeur... l'appelle ? Je le regarde décrocher - le machin avait dû l'alerter en vibrant fort - sans comprendre quoi que ce soit, jusqu'à que je voie le visage d'une fille, au fort air de famille avec lui, s'afficher sur l'écran, et lui se mettre à signer en la regardant. FaceTime. Quelle idiote je fais.

    Quand il a fini de converser, et raccroché, il écrit quelque chose sur son portable à lui, cette fois, avant de me le tendre :

    ma soeur dit qu'on devrait rester en contact et que je devrais en profiter pour te pécho -_- je la hais

    Je réponds :

    Je crois pas que ça risque de se faire - le péchotage - mais on peut toujours rester en contact, si tu veux ?

    Qu'est-ce que j'écris ? En lui tendant mon téléphone, je ressens une bouffée de malaise, d'intimidation, comme lorsque j'avais demandé son numéro à celui qui deviendrait mon copain, et que, gênée, je redoutais sa réponse.

    écoute, pourquoi pas

    mais je vois pas trop ce qu'on pourrait s'écrire

    En dessous, il avait noté son numéro.

    ***

    Quel genre de garçon peut-il bien être ? me demandai-je en le dévisageant discrètement.

    C'était si intimidant d'être à ses côtés, nous deux assis côte à côte sur la banquette du métro, silencieux, sans même sortir nos téléphones pour écrire quelque chose - fut-ce une phrase banale, des questions sur les hobbies, la famille, pourquoi j'avais eu la stupide idée de traverser ce passage piéton.

    Je suis la seule à entendre le bruit autour de nous.

    Curieusement, après les émotions intenses que je venais de traverser sans aucun bruit, la rumeur des passagers, le son des portes qui claquent et le signal sonore habituellement agressifs m'étaient, en cet instant, apaisants. Ils effacèrent peu à peu les pensées qui s'étaient mises à coloniser mon esprit. Ils avaient quelque chose de rassurant, comme si j'avais enfin regagné la réalité, que tout était redevenu normal. Étrange, n'est-ce pas ?

    Peut-être cette sensation-là est assez illusoire, au fond. Il m'arrive de penser l'inverse, de trouver le monde sonore si irréel, si incompréhensible qu'il finissait par me paraître dysfonctionnel, et que le silence - au sens tout à fait propre - est d'or.

    Il y une question que je me pose toujours.

    Est-ce moi qui ne fonctionne pas comme il faut, alors que je suis supposée être réparée,

    Ou le monde ?

    ***

    A travers les vitres du RER, je regarde à présent la neige tomber, toute seule et recroquevillée sur mon siège. Le train est presque vide – en même temps, un jeudi après-midi, dans un train en direction non pas de Paris mais de la banlieue sud, il ne fallait pas s'attendre à que la rame soit bondée... Je repense à mes affaires laissées chez l'Ex. Je dois aller les récupérer sans tarder - mais pour l'instant, je n'ai qu'une envie celle de retourner chez moi, me rouler en boule dans un plaid avec mon ordi et mon chat (Dieu merci, je ne sais pas ce que je serais sans eux. Un récipient tout à fait vide, j'imagine), à regarder un quelconque cartoon, histoire de me réchauffer le coeur.

    Dans mon casque, c'est la chanson Let it out – deuxième ending de Fullmetal Alchemist :Brotherhood - qui résonne et m'apaise, tandis que le paysage – d'un blanc immaculé - défile sous mes yeux fatigués. Laisse tout aller, tu n'as pas besoin de faire comme si tu étais forte... Je consulte l'heure. Il est bientôt seize heures. Ce matin, je n'avais pas idée qu'il y avait quelque chose d'aussi pourri dans l'existence que je menais. Ensuite, j'ai craqué. Trop de pression, je suppose. Trop de solitude, aussi.

    La réalisation me frappe de plein fouet: je n'ai personne à mes côtés qui puisse comprendre exactement ce que je vis depuis que je suis toute petite, n'est-ce pas ?

    Je suis seule... J'ai des amis, une famille aimante, des études qui m'intéressent, mais au final, je me sens toujours comme dans une bulle à part, le cœur tout froid comme une pierre, coincé au fond de ma poitrine, et incapable de formuler avec précision ce que je ressens.

    ***

    Et je pense au garçon, qui m'a raccompagnée jusqu'au RER. Lui aussi, il est...

    Non. On n'a pas la même expérience du tout.

    Mais il était celui qui s'en rapprochait le plus. Et, alors qu'on avait fini par converser, pianotant sur nos écrans dans le métro puis sur le quai du RER, ses traits s'étaient légèrement adoucis, et il m'avait demandé si j'allais mieux. Il était réservé, suspicieux, mais de lui semblait émaner une certaine gentillesse; à laquelle je ne m'attendais pas. Il était poli, mais pas de la manière dont on pourrait l'imaginer. En fait... il s'était contenté d'être lui. Il n'en avait pas fait trop; si quelque chose lui avait posé problème, où si je n'avais pas été correcte vis-à-vis de lui, il me l'aurait fait remarquer immédiatement.

    Je me suis demandé si, en le revoyant, j'ouvrirais un peu plus grand cette porte, vers un univers où j'aurais peut-être enfin ma place, une place qui m'attendrait depuis des années, où pourrais être moi-même.

    (Classique, comme état d'âme. Ne pas se sentir à sa place : le dilemme de chaque adolescent.e, etc, etc.)

    Mais il se faisait particulièrement exacerbé chez moi, se mêlant à un sentiment de culpabilité assez étrange.

    Je suis presque sûre d'avoir toujours eu l'impression d'exagérer, dès que j'essayais d'expliquer ce mal-être à quelqu'un. Je pense alors aussi à cette stupide régleuse d'implant – parce que oui, quand tu as un implant cochléaire, c'est le genre de formalité que tu dois faire une fois par an : aller dans un hôpital parisien un matin pluvieux, attendre dans une salle décorée de fresques enfantines, assise sur une chaise en plastique, qu'une dame vienne te chercher pour faire joujou avec ta perception des sons - enfin, régler, pardon.

    (Je veux dire, vous réalisez à quel point c'est beau, la technologie ? J'ai différents programmes, sur mon processeur, et si je veux entendre moins fort les bruits de fond, je peux mettre ce fameux programme deux, qui en pratique, fait de la soupe. Je déteste voir mon ouïe changer. Que l'on puisse baisser son volume comme l'on règle le volume de sa musique sur son téléphone était une perspective qui m'alléchait, mais dans les faits, ça a un rendu affreux. Un rendu auquel je devrais m'adapter.)

    Quand mon père lui avait fait savoir que j'enlevais mon implant à la maison, fatiguée par le bruit – mais pourquoi as-tu parlé de ça, papa ? - , elle avait décrété que c'était à cause du volume trop fort de mon appareil.

    Eh bien... ça a toujours été comme ça.

    Gérer le bruit, c'est un truc épuisant - particulièrement au lycée, où le rythme s'est fait plus soutenu qu'avant. Les boules quiès étant des artefacts inutiles pour moi, ben... J'enlève le truc qui me permet d'entendre en temps normal, vous savez ?

    Arrête de ressasser tout ça, m'ordonne une petite voix dans ma tête. Ça ne sert à rien. Et d'abord... elle voulait t'aider, non ?

    Je respire. Ouaip.

    Avec l'âge, je me dis que je devrais me mettre plus au courant sur comment marche mon implant, histoire d'être maître de ce que j'entends – cette phrase n'a aucun sens, je sais, mais je me comprends. Alors, j'imagine que le dialogue avec elle serait la meilleure solution.

    Néanmoins, ses mots – et ceux de mon père – me sont restés en travers de la gorge.

    Tout m'est resté en travers de la gorge - à commencer rien que le fait que je sois née comme ça. J'en pleurais beaucoup, au collège, et même avant. Je n'ai jamais compris ce que c'était, d'entendre en permanence, et la perception du monde qui en découle.

    (Je ne me vois vraiment pas... entendante.)

    Et en même temps, je déteste être comme je suis, vous savez, ce mot qui commence par s et, dans mon cas, en raison de mon genre, finit par e. Six lettres, la honte à l'école, les gens qui ne m'ont pas crue parce que ma diction était quasiment parfaite – sinon marquée par une sorte d'accent étrange quand je n'entends rien du tout. Pourtant, je peux entendre. Je ne devrais pas me plaindre.

    Mais, en fait, je n'en sais que trop rien. De ce que surdité veut dire, pour d'autres qui le sont. Peut-être mon expérience ne compte-t-elle pas tant que ça. Peut-être que personne ne pourra vraiment relate.

    J'ai croisé brièvement, figures floues de ma petite enfance, d'autres personnes comme moi, mais ils ont disparu aussi vite qu'ils sont apparus. Et depuis, je me demande sans cesse si c'est cela qui me manque tant. Est-ce l'ingrédient magique qui me fera me sentir légitime?

    Je ferais mieux de laisser tout aller, à présent.

    Janvier-février 2019

     

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