• quelque chose (2019)

    Il neige. Ou il pleut ?

     

    Des gouttes lourdes, silencieuses, glissent sur le bitume, dans mes cheveux, et imbibent mes vêtements ; et lorsque je souffle, un filet de vapeur traverse mes lèvres. Le ciel est uniformément blanc et l'air glacé-- c'est un avant-goût d'hiver au début du mois de novembre.

    Tremblotant, je sors maladroitement mon téléphone de ma poche. 12:40. Le bus ne devrait pas tarder.

    Au bout du quai, j'aperçois deux autres personnes, qui attendent aussi le bus-- des élèves de seconde, piétinant et se tortillant sur le trottoir, sûrement pour se réchauffer. Je prie pour qu'elles ne viennent pas me voir; il y a des jours où je ne sais juste pas tenir la conversation, et suis seulement capable de rester silencieux, dans mon coin, et essayant de ne pas craquer sous le poids du bruit, des lumières agressives, et de la foule.

     

    Je ne peux même pas les entendre. Je pourrais faire semblant, bien sûr – mais au bout d'un moment, je sais qu'elles devineront qu'un truc cloche. Ca me gêne toujours de devoir m'expliquer, quand ça arrive ; à chaque fois, on me regarde, les yeux ronds, s'exclamant "Mais tu n'as pas l'air sourde!", me félicitant presque pour cela. C'est vrai que je suis devenu maître dans l'art de passer pour ce que je ne suis pas, dans ce domaine. Tellement que j'ai oublié ce que je suis vraiment, au fond.

     

    Je ne sais plus être moi-même.

     

    Et -

     

    Je pourrais totalement deviner ce qu'elles me diraient, si elles me remarquaient et s'approchaient de moi. J'ai mémorisé, par coeur, tous les schémas, les possibilités, et je les devine avant mêmes qu'elles se réalisent. J'ai pris l'habitude de tirer des conclusions sans avoir reçu les informations, cacher mes difficultés, tout ce que j'ai de bizarre, et le dissimuler au fond de moi-

     

    Rien qu'imaginer cette situation (déjà tant de fois arrivée), j'en ai la nausée. Ou plutôt, celle que j'ai déjà empire. Plus mon mal de crâne – c'est d'ailleurs pour cela que je suis sorti plus tôt. En plus de l'implant en panne. J'ai fait un message à ma mère, à la pause de dix heures, et elle m'a dit de rentrer à la maison avec le premier bus.

     

    Je souffle profondément, tente de me détendre un peu. L'air a une odeur... de froid ? Je suis épuisé – mais j'ai l'impression que cet état est constant chez moi, ces derniers temps. Je ne sais même pas quand est-ce que je vais vraiment bien.

     

    Quelquefois, j'ai l'impression d'être un clavier prédictif. Enfin, quand je dis 'clavier prédictif', je pense au système de mémorisation dans les claviers de téléphones, qui propose les mots utilisés le plus souvent et qui peut parfois deviner juste des phrases entières, parce qu'il a mémorisé ce que la personne écrivait, ses messages typiques. Quelquefois, c'est très drôle, mais d'autres fois, c'est un peu flippant. J'ai l'impression de devenir une machine.

     

    Le truc, c'est que quand je n'entends plus, ou que je ne comprends juste pas ce que les gens disent, je deviens un peu comme ça: un clavier prédictif. Et j'arrive presque toujours à deviner quels sont les mots que les gens sont en train de former dans leurs têtes, avant qu'ils ne le disent à voix haute. J'ai souvent raison – mais parfois, je me trompe. Je n'ai pas toujours bon. J'ai juste mémorisé les phrases les plus courantes dans des contextes donnés, pour ne pas leur faire répéter -

     

    Je me suis habitué à le faire. Même dans les situations où je n'ai pas de mal à entendre.

     

    Et, quand ils se rendent compte que je ne les entendais en fait pas, les gens sont tout à coup impressionnés et admiratifs. Ils me disent que "ça doit pas être facile tous les jours, quand même", ils prennent un regard compatissant. Ils me disent que c'est une bonne chose, que je n'aie pas l'air sourd. Que je n'ai pas l'air...

     

    Mais en fait, qu'est-ce que je suis ?

     

    J'ai ce sentiment constant, bizarre, que ce n'est pas la seule chose -

     

    Mais il y a une chose sur laquelle ils ne se trompent pas : ce n'est pas facile. Pas le fait d'être sourd – le fait d'être constamment seul, sans aucune représentation, de ne pas retrouver son ressenti nulle part, même chez d'autres personnes sourdes. D'avoir l'impression d'être une erreur -

     

    Avec personne, personne, personne, qui ne sait ce que c'est de ressentir le monde qui m'entoure de ma manière.

     

    C'est juste incompréhensible. Inexplicable. Je me suis verrouillé à l'intérieur de moi-même, et j'ai perdu la clé. Je ne sais même pas comment me déchiffrer, me comprendre -

     

    J'ai beau trouver des pistes, des réponses potentielles, je ne sais même pas si elles sont vraiment possibles, ou si je suis, une énième fois, un imposteur. Et pourtant, je continue à me renseigner dessus, à interroger ces hypothèses -

     

    C'est sans fin (et je ne sais pas quand est-ce que je pourrai arrêter de faire semblant).

     

    écrit pour la première fois le 13 décembre 2019

    « comment dois-je briser le silence? (2018)vingt euros, i.: pilote (2019) »

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