• neige d'été, iii. (2019)

    initialement publié sur wattpad en décembre 2019 puis avril 2020. non révisé.


    - Un... démon ?

    Je dévisage la fille, mi-sceptique, mi-stupéfaite.

    En guise de réponse, elle me sourit de toutes ses dents, levant sa main droite, qui tient un canard en plastique bleu à pois violets, en signe de salutation.

    Puis elle presse le canard, qui produit un COIN ! sonore.

    - Oui, un démon, répondit-elle. Il s'est tapi dans la vase, entre les galets et les algues, tout ratatiné sur lui-même. Je crois qu'il est arrivé cette nuit... et il est en train de tout refroidir.

    Elle pressa de nouveau son canard, machinalement, comme si cela avait pour effet de la détendre, ce qui donna lieu à une série de COIN ! plus ou moins étouffés. Les yeux baissés, l'air concentré tout en ne l'étant pas vraiment, on aurait dit que son esprit s'égarait, à des lieues d'ici, pour se reposer.

    Elle était tout à fait mon opposé, physiquement ; autant j'étais mince, trop grande, toute plate, blanche, blonde et dégingandée, elle était tout en rondeurs, petite et râblée, les yeux en amande et la peau mate, ses cheveux deux fois plus longs et épais que les miens, teints en rouge. Je remarquai la présence de plusieurs piercings à ses oreilles, et d'un pendentif en forme de pentagramme autour de son cou. C'était donc ce genre de fille.

    Je n'aurais jamais osé le dire à voix haute, mais la première chose qui me venait à l'esprit quand je la voyais, c'était « elle est trop classe ! ».

    Cette fille était absolument, définitivement, sans aucun doute, classe. Et j'étais un clown, face à elle.

    Intimidée, je ne lui répondis pas, me contentant de l'observer en silence.

    Alors que mon esprit s'envolait à son tour dans les limbes du songe, je sentis une main tirer sur mon t-shirt. Thelma.

    - Al...

    Je me baissai vers elle, surprise.

    - Qu'est-ce qu'il y a ?

    - C'est comme l'histoire que maman m'avait racontée quand j'étais petite !

    - Thelma, tu es toujours petite.

    Elle me donna un violent coup de coude.

    - Si c'est pour que tu sois comme ça, je te dirai pas, maugréa ma petite sœur, vexée.

    Je levai les yeux au ciel.

    - Très bien, tu n'es plus petite, excuse-moi. C'est vrai que madame a déjà huit ans. Madame voudrait-elle bien me rafraîchir la mémoire ?

    Madame aquiesça, mais ne répondit pas tout de suite ; comme si elle était occupée à fouiller dans sa mémoire, pour récupérer le moindre petit détail, afin de restituer son souvenir le plus précisément possible.

    Quant à moi, je me demandais à quelle histoire de notre mère elle pouvait bien faire allusion-

    Car, lorsque Thelma était plus petite qu'elle ne l'est actuellement – c'est-à-dire de sa naissance à ses cinq ans environ - , notre mère a vécu avec nous – et par extension, s'est occupée de nous. Pour moi, qui avais déjà huit ans quand Thelma est née, notre mère était une femme absente, irresponsable, incompréhensible – et je ne comprenais pas pourquoi elle s'était mise soudainement à être là, à jouer la figure maternelle, et je piquais des crises de colère contre elle, que mon père et mon grand-père ne parvenaient à calmer. On aurait dit une ado en rébellion...seulement, j'étais encore une enfant. Alors, je m'enfuyais tout le temps de la maison, dépassée par les évènements et tous les gens qui passaient voir ma mère, à la maison – elle n'avait pas cessé de travailler pour autant – mais revenais de temps à autre, inquiète pour ma petite sœur.

    Puis un jour, ma mère repartit, aussi soudainement qu'elle était arrivée cinq ans plus tôt, un bébé dans les bras, sous les yeux ahuris de mon père, mon grand-père et moi.

    Pourquoi avait-elle fait ça ? Encore aujourd'hui, je ne comprenais pas – et avais l'impression constante de suivre un jeu de piste tracé par une personne que je poursuivais sans pouvoir atteindre, une personne qui refusait de répondre à mes questions, m'ignorait délibérément, mais qui me demandait malgré tout de lui rendre des services.

    - C'est bon, je m'en rappelle ! déclara tout à coup Thelma.

    - Je vois que j'ai affaire à une connaisseuse, s'exclama la fille, dont le regard s'était éclairé – comme lorsque vous entendez le nom de votre série favorite popper dans une conversation banale, ce qui a pour effet de raviver tout votre intérêt. Seriez-vous venues à sa rencontre ?

    - Eh bien, euh... murmurai-je. Je ne crois pas, non. On est venues... pour la neige. Et du coup, Thelma, ton histoire ?

    Ma sœur ne répondit rien, blessée que j'aie répondu avant elle, les joues rouges de colère.

    Sous nos yeux, le lac et les arbres tout autour – immobiles et sereins, baignés de soleil – semblaient si paisibles, si indéchiffrables ; comment imaginer que d'ici quelques heures, ils seraient saupoudrés de blanc ?

    Je me demandai de nouveau ce que je pouvais bien faire ici, et l'envie de partir, à laquelle j'avais arrêté de penser il y a quelques instants, me reprit. Tout cela était absurde -

    Tout cela aura-t-il un quelconque sens ?

    La fille, qui était jusque-là restée dans l'eau, vint s'asseoir sur le ponton, à côté de moi, d'un mouvement doux, furtif, presque imperceptible, évitant de ne pas s'approcher trop - elle était trempée.

    Pour une personne en constante agitation, elle se mouvait doucement, de manière posée. Et si, habituellement, le simple fait que quelqu'un vienne à côté de moi par surprise me rendait extrêmement nerveuse, sa présence eut l'effet de me calmer.

    Je ne l'avais jamais vue auparavant. Normal, en même temps, je ne venais jamais dans ce coin-là, préférant larver dans le bungalow ; c'était Thelma qui venait jouer au bord de l'eau tous les jours, tandis que je restais à l'intérieur ou bien juste sur la terrasse, à lire, seule. Peut-être ma petite sœur l'avait-elle déjà rencontrée -

    Mais pas moi.

    - C'est la première fois que je viens ici... commençai-je, dans un murmure enroué. (Je m'éclaircis la gorge) Je me rends compte seulement maintenant à quel point c'est beau, ici, alors que ça fait plus d'un mois qu'on est là...

    J'eus un rire étranglé, puis me sentis rougir. Merde, je ne sais pas quoi ajouter. Je suis nulle pour faire la conversation, en même temps. Quoique, ce n'était pas un trop mauvais début ?

    - Moi, répondit-elle, j'aime bien venir ici quand il n'y a personne. C'est pas trop difficile, en ce moment, vu qu'on est encore hors saison. Et je me baigne toute seule, en faisant la planche. Je regarde le ciel, en me disant des trucs ou me posant des questions débiles sur ma vie. Du genre, je joue pas assez bien à la basse, je n'arriverai jamais à devenir une vraie musicienne. C'est frustrant, tu n'imagines pas à quel point. Ou alors, je me demande: je serais pas en crush sur ma meilleure amie ? Ce genre de truc débile. Je rêve beaucoup, aussi.

    Elle rosit, plia ses jambes avant de mettre ses bras autour, puis posa son menton sur ses genoux.

    - Tu t'appelles comment ? Moi, c'est Elsa.

    - ... Al. Et tu peux dire elle pour parler de moi, ajoutai-je, un peu effrayée, de peur qu'elle se trompe.

    - Ça marche, fit-elle. Mon pronom est aussi elle, même je suis pas exactement sûre d'être une fille. Disons que je suis... une fille métaphorique. Et sapphique. En tout cas, elle me convient.

    - Tu es en vacances ?

    - Si on veut... c'est compliqué, éluda-t-elle. Et toi ?

    - Pas vraiment. Mais... comment ça ?

    Elle ignora ma question, et recommença à jouer avec son canard, le faisant passer d'une main à l'autre – mais heureusement, sans le presser. (Je n'aurais pas supporté de nouveaux COIN !)

    - Et donc... tu joues de la basse ?

    - Yep. Avec ma sœur et deux amis à nous. On a un genre de groupe. De rock. Vaguement métallique, aussi.

    - Oh, je vois...

    Je jetai un coup d'oeil à Thelma, qui nous observait, sans rien dire, ses cheveux noirs frisottant autour de son visage rond. A ce moment-là, j'aurais voulu lui faire un câlin, lui dire que j'étais prête à l'écouter, que je la laisserai parler, mais j'étais bloquée.

    Pour la première fois, j'étais avec une personne de mon âge, et c'était comme si tout à coup, je ne voulais plus être responsable de ma sœur - je voulais être Al la fille cool, qui sympathise avec une jolie bassiste, et, certes, dans quelques instants, la neige tomberait et le devoir m'appellerait, mais en cet instant précis, je ne voulais pas y penser -

    Pardon, Thelma. Je sais à quel point tu admires maman -

    A quel point tu comptes sur moi, aussi. Pardon.

    Je jetai un regard à Elsa, qui avait récupéré son sac resté sur l'herbe et semblait chercher quelque chose dedans.

    - Argh, où est-ce que je l'ai mis ? s'exclama-t-elle, avant de finalement exhumer, victorieuse, un smartphone du sac.

    Pendant un instant, elle avait paru tellement angoissée qu'une vague inquiétude m'avait saisie. Ses gestes et son visage étaient constamment super-expressifs. Elle alluma son téléphone, et sembla oublier notre présence, pianotant méthodiquement dessus. Je décidai de profiter de ce silence pour parler à Thelma.

    - Hey... fis-je, posant maladroitement ma main sur son épaule. Désolée. Je... J'étais tellement angoissée que j'ai répondu mécaniquement, ajoutai-je, plus bas. Je suis nulle. J'aurais dû me rappeler que tu étais sensible à ça, et...

    - Ta gueule, s'exclama-t-elle.

    - Thelma...

    - Juste, ferme-là. C'est toujours pareil, avec toi. Ce n'est pas parce que tu es introvertie et confuse avec ton genre ou je ne sais pas quoi que ça t'excuse pour te mettre en avant à chaque fois qu'on rencontre une nouvelle personne !

    Elle avait presque crié en disant ça, et j'eus le sentiment d'absorber toute sa colère.

    Elsa leva les yeux vers nous, effarée et embarrassée.

    - Je suis quelqu'un d'introverti, moi aussi. Faut pas croire que parce que je peux disserter pendant trois heures sur les démons ou Freddy Mercury, j'aime me mettre en avant. C'est juste qu'on ne sait pas toujours gérer notre temps de parole. Mais je crois que ta soeur est surtout maladroite.

    Je n'ai jamais été aussi reconnaissante de ma vie. Face à Elsa, Thelma se tut et se mit à l'écouter comme si elle était le Messie.

    - Explique-moi ton histoire, maintenant. Je veux l'entendre.

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