• neige d'été, ii. (2019)

    initialement publié sur wattpad en décembre 2019 puis avril 2020. non révisé.


    Thelma et moi attendîmes quelques minutes - qui me semblèrent interminables - avant que notre bienfaitrice ne revienne, un sourire encore plus grand fiché sur son visage, les bras chargés d'un carton rempli de chiffons divers, qu'elle déposa par terre, devant nous.

    Cependant, alors que Mémé Sen était habituellement une personne dont la présence m'apaisait, aujourd'hui, la joie qu'elle manifestait face à la neige – ou plutôt, une sorte de ravissement satisfait - m'angoissait, me rendant terriblement nerveuse.

    Je savais qu'elle avait un lien avec maman, et la raison pour laquelle nous étions ici, et cette neige -

    Avait-elle les réponses à mes questions ? Je n'osais lui demander.

    - Vous faites bien d'aller au lac aujourd'hui, fit-elle, les yeux pétillants. Je suis sûre que vous y ferez des rencontres enrichissantes - que voulait-elle dire par là? - et... Je suis égelement sûre que tu trouveras réponse à tes questions, Al, ajouta-t-elle en me regardant.

    Je sursaute, détache mes yeux de la vieille horloge accrochée au mur.

    Mémé Sen avait-elle lu dans mes pensées ?

    - Je suis bien désolée de ne pas pouvoir vous en dire plus, les choupettes, fit-elle en dévissant un thermos de café. Mais ce sont les affaires de votre mère, et de son... organisation – elle grimaça – ; il vaut mieux que vous n'y soyez pas mêlées de plus près, vous comprenez ?

    Elle remplit un gobelet, fumant, avant de reposer doucement le thermos sur la table, et commença à siroter, lentement, le liquide brûlant. Elle semblait totalement indifférente au fait qu'elle pourrait se brûler la langue, et regardait dans le vague, comme moi quelques minutes plus tôt ; mais son visage rond et ridé semblait à présent fermé par un rictus d'ennui – ses traits s'étaient durcis et avaient perdu de toute leur candeur.

    Face à elle, je restai silencieuse un instant. C'était bien la première fois que je voyais Mémé Sen ainsi -

    - Mais... commençai-je au bout d'un moment. J'ai le droit de savoir, moi !

    Mes joues se chauffèrent, les larmes me montèrent aux yeux -

    Depuis deux ans, il me semblait qu'on m'avait retiré tous mes rêves, tous mes projets d'avenir ; parce que ma mère, qui avait décidé que Thelma et moi étions devenues assez grandes pour lui être utiles, se servait de nous pour son étrange travail – on ne savait pas trop en quoi il consistait, puisque nous ne la voyions jamais ; elle était membre d'une organisation obscure, à mi-chemin entre une mafia et une agence de détectives privés.

    Nous servions à faire avancer ses investigations et autres pourparlers, en rencontrant des contacts, lesquels nous donnaient des messages à lui transmettre, notre jeune âge et notre ignorance nous permettant de passer incognito, et nous avions prêté - sans vraiment nous rendre compte si cela nous porterait préjudice ou non par la suite - serment à l'organisation. Parce que maman l'avait demandé, bien sûr.

    Mais notre mère se fichait totalement de ce que nous pouvions ressentir, lui importait seulement l'utilité que nous lui apportions -

    Et, chaque matin, je me réveillais, sans avoir aucune idée de quoi le futur serait fait. Non pas que ne pas savoir ce qui m'arrivera demain m'était insupportable – la vie nous réserve toujours des surprises – mais parce que j'avais l'impression que, une fois adulte, je ne pourrai jamais faire ce à quoi j'aspirais. Jusque-là, je me faisais ballotter, par la vie, par ce que ma mère m'imposait, sans protester, mais en sentant l'épuisement me gagner de plus en plus, de jour en jour.

    Je n'avais pas le droit de savoir, évidemment. Je n'étais qu'un pion.

    Mémé Sen ne dit rien, et termina de boire son gobelet de café – sans un mot.

    ***

    J'ai donc récupéré un pull en laine qui gratte, certainement trop grand pour moi - mais au moins, il me tiendra chaud. Thelma sautille devant moi, déjà vêtue d'une doudoune verte, bien qu'il ne fasse pas encore froid. Mais elle s'en fiche – elle a même glissé ses mains dans une paire de moufles et enfonce un bonnet à pompon sur sa tête, le tout assorti d'un col roulé rouge.

    Ma sœur va transpirer au bout de dix minutes, mais elle jubile – on n'avait jamais porté autant d'épaisseurs de vêtements avant, c'est une première.

    Après avoir remonté le flanc de la montagne depuis les Edelweiss, on laisse le carton donné par Mémé Sen dans le minuscule salon de notre bungalow, et on dévale la pente jusqu'au lac. On s'assoit sur un ponton en bois auquel est accroché une petite barque rouillée, et Thelma enlève ses moufles pour effleurer la surface de l'eau du bout des doigts, penchée dangereusement au bord du ponton (elle a l'habitude).

    Mes pensées partent à la dérive, et mon regard glisse vers la surface encore scintillante de l'eau, sur laquelle se reflète, paisiblement, le bleu du ciel.

    Comment imaginer que bientôt, ce paysage sera sous la neige ? Le soleil tape sur ma nuque, l'air est chaud et sec, on entend le crissement du chant des cigales.

    C'est l'été.

    Je remarque alors au milieu du lac - chose étrange - un second ponton, à la forme carrée, plus abîmé encore que celui sur lequel je suis assise. Surprise, je cligne des yeux -

    Tout à coup, j'aperçois un souvenir, en couleurs légèrement fanées.

    Une photo sépia.

    C'est l'été, comme aujourd'hui, mais il fait chaud, une chaleur qui ne risque pas de retomber dans l'instant, un peu lourde et moite. Le ciel immaculé, sans nuage, a imprégné de sa couleur azurée l'eau du lac. Et au centre, le ponton. Cette fois, sans aucune planche manquante, le bois nullement noirci ni craquelé.

    Et sur le ponton, des gens – de mon âge environ, en maillot de bain, filles et garçons confondus, se poussant et sautant dans l'eau. Leurs visages sont flous, indistincts, avant que j'aperçoive celui, net, d'une jeune fille, vêtue d'un une-pièce rayé vintage. Elle est assise sur le bord du ponton, les orteils cramponnés à une barre de l'échelle, et tandis qu'on essaie de la jeter à l'eau, elle aussi, elle résiste, sans se débattre, juste plantée là, tel un roc, les yeux dans le vague, ses cheveux emmêlés glissant sur son visage.

    Retour au présent. Les bords du lac sont déserts. Ma sœur -

    - Pouah ! Elle est glacée ! C'était pas comme ça, hier !

    Ma sœur, penchée au bord, vient de retirer vivement sa main de l'eau, comme si elle eût été brûlante. 

    Reprenant abruptement conscience de la réalité, je fronce les sourcils, avant de m'accroupir, et tremper, à mon tour, la paume de ma main dans l'eau. Effectivement, elle est bien froide. Pourtant, les températures n'ont pas encore commencé à baisser, la chute brusque devant commencer dans quelques heures. Ma sœur me regarde, l'air ahuri, comme si elle attendait que je lui fournisse une explication. Mais après tout, plus rien ne va être normal aujourd'hui, et elle-même, vêtue d'une doudoune, ne fait pas exception à la règle.

    - C'est parce qu'il y a un démon !

    Je me retourne brusquement. A quelques mètres de nous, le regard teinté d'une pointe de malice, une fille aux cheveux rouges nous dévisage, vêtue d'un maillot de bain deux pièces, dans l'eau jusqu'à la taille. Du bout du doigt de sa main gauche, elle trace des cercles dans le vide, tels des incantations dont le sens reste secret. Et sa main droite- 

    - C'est lui qui rend l'eau aussi froide, ajouta-t-elle. Et c'est à cause de lui, aussi, que tout va se dérégler aujourd'hui. Il a élu domicile – elle pointa son doigt vers le bas, effleurant la surface de l'eau – au fond de ce lac. 

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