• l'être de la fiole (2019)

    Ça commença comme un rêve.

    D'étonnantes senteurs flottaient dans l'air d'un jardin dont le sol nu et cendreux n'avait rien donné depuis des décennies. Surpris, il s'avança parmi les troncs noircis, se demandant d'où pouvaient provenir ces odeurs si fortes qu'il en avait presque le tournis. Il reconnut du jasmin, couplé d'une douce fragrance de rose, et puis, quelques soupçons de syringa, parmi d'autres singulières fragrances. Le patrimoine détruit de ce parc semblait avoir été ressuscité, exhalant les parfums les plus ravissants qu'un être humain pût sentir. La terre était pourtant stérile et plus rien n'y poussait, sinon quelques herbes folles. En bas de la colline, là où s'arrêtaient le domaine, c'était la mer qui étendait son dégradé bleuté, doucement altéré par le soleil couchant – le lourd parfum de l'écume lui-même éclipsé par celui, bien plus doux, des fleurs.

    Il finit par retourner là-haut, encore troublé, au pied de la grande demeure bourgeoise qui était à présent la sienne. A l'intérieur s'entassaient une multitude de paquets à moitié ouverts, boîtes empilées pêle-mêle - tout un attirail d'affaires pas encore déballées qui témoignaient d'une arrivée récente. Cette maison, héritage d'un oncle lointain et aisé, lui avait donné l'opportunité de tourner le dos à son ancienne vie. Néanmoins, il ne comprit pas la raison pour laquelle lui, Royavait pu hériter d'un tel bien - cela avait suscité nombre de commérages au sein de sa famille.

    Alors qu'il s'était perdu dans ses pensées, l'idée lui vint de descendre à la cave. En effet, il s'agissait de l'unique partie de la maison qu'il n'avait pas encore explorée, ce qui attisait sa curiosité – et il avait besoin, en cet instant, de se changer les idées.

    Il ouvrit la vieille porte en bois, qui grinça, puis commença à descendre les marches en pierre. L'ampoule qui éclairait la cage d'escalier clignota doucement, puis émit quelques grésillements. Des relents de moisissure envahirent ses narines, et, arrivé en bas, il découvrit une pièce presque aussi remplie que l'étage envahi de cartons.

    Seulement, les choses qui y étaient entreposées étaient sans aucun doute ici depuis bien longtemps. L'air âcre évoquait quelque chose de très ancien et lointain, d'éternel, à l'instar de ces odeurs fantômes, survivantes d'un jardin oublié, qu'il avait senties quelques instants plus tôt.

    Sur des étagères étaient entreposés pêle-mêle tuyaux, bocaux, fioles, flacons, erlenmeyers, ballons, piluliers; certains étaient vides, d'autres remplis de solutions transparentes ou de fleurs séchées effritées par le passage du temps. Roy nota la présence d'alambics, certains en métal, d'autres – plus modernes – en verre avec des tubes de plastique et aperçut également ce qui semblait être un orgue à parfums, le tout recouvert par une poussière déposée par les années. Puis il se souvint de quelque chose. Avant même que son oncle ne vive ici, c'était un parfumeur qui occupait les lieux, d'où la présence de tout ce matériel oublié.

    L'homme, qui habitait la demeure au début du vingtième siècle, Roy en avait vaguement entendu parler. Celui-ci avait fait de son jardin un éden extraordinaire, dont les fleurs servaient de matière première pour ses créations, et dont le faste aurait pu durer s'il n'avait pas été la proie des flammes, incendié par le propriétaire lui-même. Rien n'avait repoussé par la suite.

    Soudain, une voix transperça le silence, le faisant sursauter.

    Hé!

    Il écarquilla les yeux, figé, avant de se ressaisir. Néanmoins, nerveux, il remonta l'allée, avant de l'entendre à nouveau :

    Ah, c'est bien, tu m'as entendu! Si tu t'approches un peu plus, tu pourras même me sentir.

    Rêvait-il ? Il songea à ce qui venait de se passer quelques dizaines de minutes auparavant – le jardin, ces senteurs d'une autre époque, si puissantes et venues de nulle part. Si cela s'avérait être réel, dans les secondes à venir, il rencontrerait sans doute un genre de fantôme.

    Puis il sentit le parfum. L'odeur ne lui évoquait rien de connu, mais semblait avoir cristallisé toute l'essence du monde. Mystérieuse et diaboliquement douce, il s'agissait d'une fragrance unique.

    Enfin, il l'aperçut, niché dans une fiole de verre à la forme toute ronde et charnue, posée sur un coussin de poussière.

    - Qui êtes-vous ? murmura Roy, envoûté par son odeur.

    Je suis...le plus grand rêve de celui qui m'a donné la vie !

    Il se pencha et remarqua que l'être de la fiole ressemblait en fait à un minuscule homme, entre liquide et chair - apparemment doté d'intelligence.

    Un petit homme, à l'intérieur d'une fiole... Cette histoire lui disait quelque chose, mais il avait beau essayer de mettre le doigt sur ce souvenir, cela ne lui revint pas. D'où cette chose sortait-elle ? Ce n'était pas un fantôme. Ni le parfumeur – qui semblait plutôt être, de toute évidence, son créateur. Stupidement, il demanda :

    - Êtes-vous, hum... un parfum qui parle ?

    Je suis ravi que tu me poses la question ! Il se trouve qu'en effet, je suis bien né de la distillation d'un parfum. Emporté par ses recherches alchimiques, mon créateur a pu faire ce que personne n'avait réussi avant lui !

    Le souvenir qu'il cherchait se précisa alors dans l'esprit de Roy. C'était Minako, sa collègue, à l'atelier de mécaniciens où il travaillait autrefois, qui lui en avait parlé. Son ami d'enfance était passionné par les alchimistes – ces scientifiques légendaires de l'ancien temps –, et, ayant tout lu à leur sujet, avait partagé beaucoup de ses connaissances avec elle.

    Pendant leur pause, alors qu'ils parlaient des prothèses mécaniques qu'ils fabriquaient devenant de plus en plus développées et onéreuses chaque année, des mutilés et invalides à qui l'on imposait presque d'en avoir - afin qu'ils soient réparés, pour être intégrés correctement à la société, elle avait alors raconté à Roy que les alchimistes, d'après ce qu'on disait, avaient toujours caressé le rêve de créer des humains artificiels dans des fioles, sans aucun défaut, qui auraient pour cœur une pierre, la pierre philosophale. Mais il s'agirait d'un tabou, une des choses prohibées au sein de leur ordre, avait-elle ajouté. Elle souhaitait ardemment que ces limites imposées par les règles de l'alchimie s'appliquent également dans la réalité. Que le flux de la vie ne soit pas insulté – même si son gagne-pain venait à être réduit.

    C'était une conversation assez sérieuse, et il s'étonna de l'avoir ainsi oubliée. Un homoncule... Il se pencha, doucement, vers la fiole, avant de retirer le bouchon de liège d'une main délicate. Frappé de plein fouet par le parfum qui révéla alors toute sa puissance, il recula, avant de glisser et de tomber contre une rangée d'alambics. Sonné, il se releva, tituba vers l'avant, abasourdi par ce qu'il venait de faire. Pourquoi avait-il débouché cette fiole ? Puis il réalisa. La raison était si simple et évidente. Elle dégageait une odeur si tentatrice qu'il n'avait pu s'en empêcher. D'un revers de manche, il essuya le sang qui perlait sur sa tempe – il s'était coupé dans sa chute – et, terrifié, murmura entre ses dents :

    - Attends...Les alchimistes ne peuvent pas exister. Ce n'est qu'une légende.

    Il devait halluciner. Forcément. C'était un rêve mué en cauchemar, complètement illogique. Né de cette conversation, avec Minako... Dans quelques instants, il se réveillerait, et tout redeviendrait normal. Forcément. Un rêve. Un rêve. Un rêve. Il ne compta pas le nombre de fois où il répéta ces mots, tentant de se rassurer.

    Rien n'est impossible, susurra l'être de la fiole. Je suis un homoncule, créé par un alchimiste qu'on croyait parfumeur, même si tout le village disait qu'il traitait avec le diable, et il a fini par m'abandonner ici, avant de disparaître. Si tu ne m'avais pas trouvé...Personne ne saurait que je suis là. (Pendant un instant, sa voix était celle d'un enfant abandonné et triste.) Cependant...la perfection est invisible pour les yeux ; elle se sent et ressent seulement, avec notre nez et notre cœur. L'odorat est notre sens le plus primitif, et sa mémoire est celle qui dure le plus longtemps, dépassant toute logique et toute raison. En faisant ses recherches de ce côté-là, mon créateur a réussi à réaliser deux fantasmes interdits, et m'a donné naissance, le 3 octobre 1911. A présent, il ne me reste plus qu'à entrer en contact avec la chair ou le sang de quelqu'un, et je pourrai prendre forme humaine. Je pourrai changer la face du monde, moi, le premier homoncule !

    - Non, souffla Roy. Tu ne peux pas faire ça...

    Le bouchon toujours entre ses doigts serrés, il essaya de la refermer, cette boîte de Pandore qu'il n'aurait jamais dû ouvrir, entrevoyant avec netteté tous les maux qu'elle contenait.

    Alors qu'il allait mettre fin à ce cauchemar qui n'en finissait pas, il sentit, mortifié, une goutte de son sang, d'un rouge carmin, couler lentement sur sa tempe, avant de tomber dans la fiole, avec un petit plop !, avant que celle-ci n'éclate en mille morceaux.

    Puis, le noir. Le parfum qui lui monte à la tête. Son corps qu'il ne sent plus. - tout, tout est flou à présent, réduit à un tourbillon d'odeurs semblable à plein d'images succinctes, de souvenirs en vrac qui défilent; le fumet des crêpes que préparait son frère quand Roy et lui étaient tout seuls le samedi après-midi ; le parfum que portait sa mère les jours de fête, si caractéristique ; les sous-bois, qui sentaient la terre mouillée et les feuilles pourries, et tant d'autres encore.

    C'est comme si le monde n'était plus fait que de ce qu'il sentait par son nez.

    Il recouvrit la vue.

    Sous ses yeux, se tenait...lui. Enfin, pas lui-même, mais son parfait sosie. A ses pieds étaient disséminés des fragments de verre, et nulle imperfection ne se lisait sur ses traits, comme s'il s'agissait de sa version améliorée, à qui on aurait gommé tout défaut. L'homoncule leva la tête et plongea ses yeux dorés dans ceux de Roy.

    L'Espérance, hein ? Fit-il d'une voix moqueuse.

    Lorsqu'il déplia ses doigts, les morceaux de la fiole brisée se recollèrent ensemble, comme s'il leur avait commandé cela, par un simple geste. Puis, il la déposa au creux de la paume de Roy.

    Bonne chance pour rivaliser avec moi, imbécile.

    Confus, dépossédé de tout contrôle sur les évènements, il ne put faire rien d'autre que de le regarder, muet, les yeux vides, ne comprenant pas ce qui venait d'arriver, le verre glacé contre ses doigts.

    Sa tête lui faisait si mal–

    La dernière chose qu'il vit avant de perdre connaissance fut le visage de l'être de la fiole, calme, lisse, mais à travers lequel on lisait une incommensurable violence. Puis il se réveilla.

    C'était cette fois un réveil en bonne et due forme, un réveil dans un lit, un matin où l'on a oublié de se lever tôt, tout juste arraché au sommeil par le soleil qui filtre à travers des rideaux mal fermés. Il bâilla, tâta son front encore fiévreux, et attrapa son téléphone, resté sur le matelas. Il regarda l'écran de verrouillage : on était le 3 octobre 2011, et il était déjà midi.

    Merde, je n'ai presque plus de batterie. Alors qu'il se tortillait pour atteindre le chargeur posé sur la table de chevet, il vit une jolie fiole, qui semblait de toute évidence être un flacon de parfum d'une grande marque. Son design, rond et charnu, était pour le moins original. Il avait pour nom « L'Être de la Fiole ».

    En dessous, sur l'étiquette, on pouvait lire les mots suivants «Ce n'est pas un simple parfum que nous avons créé, mais un homme éternel et parfaitParé de cette odeur, vous changerez le monde».

     

    Un parfum sans aucune imperfection, un être, dans une fiole.

     

    ***

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